Le prince Philippe, qui deviendra dimanche le septième roi des Belges, après l’abdication de son père Albert II, doit encore prouver à 53 ans qu’il sera à la hauteur de la tâche dans un pays où le souverain n’est plus l’inoxydable lien entre Flamands et Wallons.
Février 2012. Dans ce restaurant de la rue Jourdan à Bruxelles, un diplomate explique posément avoir rencontré la princesse Astrid lors d’un cocktail. Elle lui a confié – avec son naturel habituel - que « papa est très fatigué. Il en a assez. La crise politique. Ses ennuis de santé. Il voudrait bien se retirer ». Un temps d’arrêt. Et puis, ces mots soupirés comme un désespoir : « Reste à savoir si l’autre est prêt ».
L’autre, c’est Philippe. Depuis des années, spécialement au nord du pays, la presse nourrit les plus vives inquiétudes quant à son aptitude à régner. Elle distille ses observations recueillies au fil des missions économiques, donne écho aux critiques puisées chez les nombreux contempteurs du prince, mi-acerbes, mi-amusés. Mal dans sa peau, incapable de parler en public, psychorigide. Chaque polémique entourant la famille royale, chaque rumeur sur la santé chancelante du roi, chaque mot malheureux ramène invariablement à cette question : est-il capable ? Capable de monter sur le trône d’un pays qui va de crise en crise et se fracture ? Comme si la ligne des Saxe Cobourg Gotha qui a produit des hommes d’envergure s’était soudainement tordu le pied, avait glissé dans l’ornière. La Belgique n’y survivrait pas.
Ces propos font mal à celui qui est devenu duc de Brabant en 1993, à la mort de Baudouin Ier. En 2007, ainsi, il s’en prend à deux rédacteurs en chef de la presse flamande sous les lustres du palais de Bruxelles. À Yves Desmet du Morgen, il reproche des articles «incorrects, trop critiques et non objectifs ». À Pol Van Den Driessche de VTM, il lance : « Ici, vous me serrez la main cordialement, mais une fois dehors, vous me critiquez. » À l’époque, l’affaire fait grand bruit : le futur roi des Belges ne serait pas capable de faire la différence entre les mondanités d’usage et le rôle de chien de garde qui incombe à la presse. La politique s’en mêle. Une « gaffe princière » est évoquée. Le débat s’oriente sur le rôle du roi. Ils sont plus d’un au nord du pays à vouloir le réduire à un carcan protocolaire.
« Je suis prêt », a souvent répété le prince
L’incident est révélateur du climat de défiance qui grandit dans certaines rédactions. Mais Philippe refuse de battre en retraite. Lors des missions économiques, il fait déjà passer le mot : oui, il est prêt. Il semble piaffer. Des membres de son entourage confirment cet empressement. Des critiques pensent plutôt qu’il n’a d’autre choix que de donner le change. De quoi aurait-il l’air s’il devait confesser ne pas être à la hauteur de la tâche qu’un sang royal et un peuple lui ont réservée. Mais pour nombre d’observateurs, Philippe, loin d’être dans les apparences, se sent pleinement investi du rôle qui lui a été promis. À tort ou à raison, il serait persuadé d’être à la hauteur.
Cette certitude est allée croissant au cours des derniers mois, au fur et à mesure que l’abdication d’Albert II se précisait. Dès mars 2012, alors que Le Soir évoque avec force le départ prochain du roi, le prince alors âgé de 52 ans rétorque lors d’une mission économique au Vietnam que ce scénario « n’est pas à l’ordre du jour ». Mais il tient à mettre aussi ses atouts en avant : « Mon père fait très bien ce qu’il fait. J’essaie de l’aider, ici et en Belgique. Le jour où l’on me demandera de lui succéder, si on me le demande, je serai prêt. » Un an exactement plus tard, cette fois-ci en Thaïlande, il profite de l’annonce de l’abdication de Beatrix des Pays-Bas et du retrait de Benoît XVI pour y aller d’une phrase sibylline : « Il n’y a pas un roi, il y a celui-ci, celui-là, un autre. Regardez le pape. »
Prononcer de tels mots en pareil moment n’est évidemment pas anodin. L’heure serait-elle venue ? En réalité, Philippe ne fait que tenir le cap. Plusieurs années auparavant, lors d’un documentaire diffusé par l’émission « Koppen » de la VRT (2008), il n’a rien dit d’autre : «Lorsqu’on me le demandera, j’y serai prêt. Quand le moment arrivera, je serai prêt. Et je prendrai mes responsabilités. Ce qui compte pour moi, c’est de remplir ma tâche, maintenant, le mieux possible. Et je vois que nos enfants et ma femme sont heureux, c’est l’essentiel pour moi. » À la télévision publique flamande, le prince se « vend » alors en employant des arguments souvent revenus depuis dans la bouche de ses défenseurs : « Depuis de nombreuses années, je rencontre beaucoup de gens et m’intéresse à ce qu’ils font, je dirige des missions économiques et beaucoup d’autres encore. Je continuerai avec les mêmes priorités qu’aujourd’hui, mais je m’adapterai aux circonstances. »
Les années ont passé et de toute évidence, la perspective de voir Albert II quitter le trône a libéré partiellement un prince souvent décrit comme coincé. Des hommes d’affaires habitués aux missions économiques emmenés par Philippe le jugent ainsi plus détendu, plus ouvert, plus accessible. Il ne se tait plus, comme lui a parfois conseillé son entourage pour le protéger de ses propres gaffes. « Il vient spontanément nous demander si la mission est bonne, confie en mars 2012 un homme d’affaires au Soir, ou nous chercher pour nous présenter à des gens en disant que nous sommes une entreprise qui compte. On peut le saluer : avant il ne faisait jamais ça. Il y a un changement de style. » Journaux, sondages… les écueils ne manquent pas.
Mais la seule volonté ne suffit pas. Les chausse-trappes sont partout. À commencer par l’opinion publique qui doute des qualités de ce futur roi qu’elle ne connaît pas ou peu. Comment pourrait-il en être autrement ? Depuis vingt ans, il n’est question que de ses limites intellectuelles, plus charitablement de ses « problèmes de communication ». En février encore, le journaliste flamand Thierry Debels n’hésite pas à écrire dans son livre Secrets de la couronne que le prince souffre du syndrome d’Asperger, une forme d’autisme. Une analyse fragile toutefois, fondée sur un seul témoignage.
Dans ce contexte, chaque enquête d’opinion est une arme à double tranchant. En mars dernier, un sondage Ipsos/Le Soir démontre que près d’un Belge sur deux pense qu’Albert II doit abdiquer (46 %). Et 53 % des sondés jugent que Philippe fera un bon roi… Ce qui signifie aussi qu’un Belge sur deux pense le contraire, la majorité des sceptiques se situant sans surprise en Flandre, alors que le prince emporte plus souvent le soutien des Bruxellois et un peu moins des Wallons. Huit ans plus tôt, 75 % des Flamands l’estimaient prêt à régner. Philippe mature doucement, assurément, mais ne séduit pas toujours.
Le roi, ciment du pays ? Pour éculée qu’elle soit, la formule ne peut être ignorée de celui qui deviendra le 21 juillet le septième roi des Belges. Rassembler par mission mais aussi au nom de la survie de l’institution monarchique. Ce sera le grand défi de Philippe Ier : prouver qu’il est possible de faire pousser un arbre fort sur un terreau fragile.
Une enfance en déficit d’affection loin de parents qui se déchiraient, des études laborieuses au collège Saint-Michel à Etterbeek avant l’École militaire, des rapports difficiles avec le père-roi compensés en partie par sa proximité avec le couple Baudouin-Fabiola… Tout cela demain devra être surmonté, dépassé.
Ils sont plusieurs à juger ce défi possible. À la veille de l’intronisation de Willem Alexander au trône des Pays-Bas, l’historien Vincent Dujardin voyait dans l’addition de quelque septante missions économiques et d’une préparation assez généraliste dans les différents secteurs une expérience qui sera fort utile au prince au moment de mener la barque royale.
Une expérience de terrain bien plus importante que celle reçue par Albert II, lorsqu’il était encore prince, pour ne parler que de lui. Ces missions princières, organisées par l’Agence belge pour le commerce extérieur en collaboration avec les organismes régionaux à l’exportation, ont connu un succès croissant.
Mais il reste à Philippe à faire ses preuves en tant qu’arbitre du ring politique. « Ce sera une cata », a un jour décrété un négociateur.
De l’épure au banc d’essai
Tel est l’homme et son époque au moment où il s’apprête à devenir chef de l’État, passant de l’épure au banc d’essai. Plus que jamais, il sera observé. Des déclarations parfois empreintes de candeur (« Personne ne m’a présenté Mathilde », avait tenu à préciser le quadra célibataire, en 1999) lui seront plus que jamais interdites. La maturité est un état de développement personnel qui s’accommode mal chez les têtes couronnées du charme de la naïveté.
Face à ce défi, Mathilde serait son meilleur soutien. Elle lui a donné quatre enfants et constitue indubitablement l’atout charme de leur couple, dimension fréquemment soulignée lors de ses voyages à l’étranger. La presse people en fait ses choux gras. Mais la médaille a son revers, les coups sous la ceinture ne sont pas rares. L’an dernier encore, le livreQuestion royale de Frédéric Deborsu a fait de l’union princière un mariage forcé, affirmant que ses enfants étaient le résultat d’une procréation assistée.
La quatrième date symbolique aura été la bonne. En 2009 déjà, la rumeur avait prétendu que le roi abdiquerait en faveur de Philippe à l’occasion de ses 75 ans. Puis ce fut annoncé pour les 50 ans de son fils en 2010. Rebelote pour la formation du gouvernement ou l’accord institutionnel en 2011. Hier, le roi Albert II a évoqué sa quatre-vingtième année avant d’en arriver à son abdication proprement dite.
Le grand jour est arrivé pour le duc de Brabant. Vingt ans après la mort de Baudouin, l’oncle qui avait voulu dans ses derniers mois que la formation du prince soit accélérée. Philippe avait alors reçu sa propre Maison. Mais la mort de Baudouin avait changé le cours des choses. Albert était devenu Albert II et Philippe avait repris sa place dans l’ordre de succession au trône, se contentant de succéder à son père à la présidence d’honneur de l’Office belge du commerce extérieur.
Juillet a donc été pour la Belgique un mois de papier glacé. Tous les magazines et toutes télés de la planète Gotha ont afflué à Laeken et au Parc royal pour accaparer un peu de la vie du nouveau roi. Son enfance. Ses ailes de pilote de chasse et d’hélicoptère. Son passage par Oxford et Stanford. Et, qui sait, son goût pour l’astronomie qui l’a vu un jour s’exclamer au Chili devant des scientifiques : « D’où venons-nous ? Quand tout cela fut-il créé ? De quoi sommes-nous faits, puisque si je comprends bien le livre d’Hubert Reeves, les particules de notre corps viennent des étoiles ».
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